Les présidentielles de 2020 et la désignation du “candidat unique consensuel” de l’opposition

Convocation-du-corps-electoral_ng_image_lineLa question de la désignation d’un candidat unique pour l’opposition continue en réalité d’être au centre du débat sur les élections du 22 février 2020. La coordinatrice du reliquat de la C14 avait promis que le nom de “l’oiseau rare” (sic) de Mgr Kpodzro sera bientôt connu, et qu’il faut patienter. Encore une histoire de la fumée blanche… !

Elle a d’ailleurs proclamé son soutien indéfectible à Agbeyome Kodjo dans ce contexte où la question de la candidature unique n’a même plus de sens pour ce premier tour des élections, puisque la CENI a proclamé dix candidats, et que, sur ce tas, la cour constitutionnelle en a définitivement retenu sept, dont Agbeyome et cinq autres du courant majoritaire de l’opposition. Tout laisse voir qu’aucun des cinq n’est disposé à se ranger derrière le supposé “candidat de consensus” du Prélat et de ses amis.

Il n’est pas inintéressant de revenir sur cette affaire de désignation du candidat unique (et on y reviendra) ne serait-ce que pour continuer de tenter de lever un peu la grande confusion où vont se dérouler les élections du 22 février. Une des finalités majeures de la lutte d’opposition en cours est de mettre le plus de transparence possible dans la gestion des affaires publiques, y compris dans l’organisation et la tenue des élections dans le pays.

1- La rétention de l’information favorise la confusion

Le “candidat unique” de l’opposition promis par Mgr Kpodzro et ses amis depuis des mois est enfin arrivé depuis le 31 décembre 2019. Il s’appelle Agbeyome. Tous les togolais connaissent bien Agbeyome Kodjo depuis 1991 (Conférence nationale).

La désignation de ce monsieur a soulevé un curieux engouement dans certains milieux des partis du courant majoritaire de l’opposition, en particulier ceux des partis de ce qui reste de la C14 et dans certains milieux de la “société civile”. Mais il a provoqué à juste titre indignation et colère ailleurs, notamment au sein de la masse des opposants comme on peut le constater sur les réseaux sociaux. On veut, –et c’est Mgr Kpodzro lui-même qui l’aurait dit– faire “d’un cochon un porc” pour aller “arracher l’alternance en 2020” pour la masse des opposants. Et on informe l’opinion publique que cet “oiseau rare” du prélat est un “candidat unique consensuel de l’opposition”. Evidemment, cela n’a pas plu. Et surtout, l’initiative du Prélat a gravement accentué la confusion dans les esprits, puisqu’en fin de compte les Togolais se retrouvent avec six candidats face à Faure, Agbeyome compris.

C’est regrettable que le Prélat n’ait pas livré au public le contenu de son entretien avec Jean-Pierre Fabre, candidat de l’ANC et l’un des premiers à déclarer sa candidature à ces présidentielles de 2020, comme s’il n’a jamais entendu parler du slogan “Pas de réformes, pas d’élections” ! Le prélat a fait comme la plupart de ces chefs de parti, qui cachent l’information au public à partir du moment où elle ne les avantage pas.

Mais c’est surtout regrettable que tout ce processus de désignation se soit fait dans des conditions aussi opaques. On a toujours procédé dans les partis du courant majoritaire de l’opposition comme si la masse des opposants n’a rien d’autre à faire dans la lutte d’opposition que d’attendre et de suivre ce que les chefs de partis de ce courant pensent à sa place et pour elle. La rétention de l’information contribue toujours à entretenir et à accentuer la confusion dans les esprits. Elle va à l’encontre des principes démocratiques les plus élémentaires, qui devraient être au fondement de la lutte d’opposition publiquement engagée depuis près de trois décennies maintenant.

2- La solution du problème politique togolais ne tombera pas du ciel

On a suffisamment parlé d’Agbeyome Kodzo depuis le 31 décembre 2019. Il n’est plus nécessaire de revenir sur le personnage. Ceux qui soutiennent l’entreprise de Kpodzro en nous disant qu’“à défaut de ce qu’on veut, on se contente de ce qu’on a”, ou qui se réfèrent aux “livres saints” selon lesquels “c’est un pécheur qui devient un saint”… doivent savoir qu’il y a un domaine de la foi, et un domaine du politique.

L’amalgame des deux domaines, surtout dans la situation politique qui préoccupe les Togolais, ne peut qu’accentuer la confusion déjà trop grande à la veille de ce scrutin de 2020 ; il est de nature à désorienter encore plus la lutte d’opposition.

La lutte de la masse des opposants pour la conquête des libertés démocratiques et le respect de la dignité humaine par les détenteurs du pouvoir d’Etat, n’a rien à voir avec la foi catholique, et plus généralement, avec la foi religieuse. Pour être encore plus clair, le croyant qui vote lors d’une élection ne vote pas parce qu’il est croyant, mais parce qu’il est un citoyen avant d’être un croyant.

Qu’on le veuille ou non, le problème de la masse des opposants est avant tout un problème d’ordre politique. C’est le problème du citoyen soumis à l’oppression pendant plus d’un demi-siècle par un régime militaire despotique ; un citoyen qui vivote au lieu de vivre ; un citoyen dans la détresse permanente comme le reconnaît si bien le prélat ; un citoyen qui parvient difficilement à manger deux fois par jour, qui n’a pas les moyens de se soigner, d’éduquer ses enfants ; un citoyen qui n’a pas de travail, qui se drogue sans compter pour pouvoir tenir sur son zemidjan toute la nuit ; un citoyen totalement démuni face à l’abus de pouvoir…

Ces problèmes marquent profondément la société togolaise depuis des décennies. Ils sont au cœur du problème politique togolais porté sur la place publique en octobre 1990. Ils justifient et ils légitiment la lutte d’opposition en cours. Ils requièrent des solutions politiques. Il ne suffit pas d’avoir la foi dans un candidat désigné par un représentant de dieu sur la terre, pour que leurs solutions tombent du Ciel.

La masse des opposants togolais ne parviendra à trouver à ces problèmes les solutions requises, qu’à travers une lutte politique organisée, déterminée ; une lutte politique libérée de toutes les incohérences politiques qui ont empêché jusqu’aujourd’hui la lutte d’opposition d’atteindre l’objectif attendu par la masse de la population opprimée.

De ce point de vue, la Conférence des Evêques du Togo (21 novembre 2019) a vu juste quand, sous l’inspiration de St Augustin, elle s’est adressée au peuple opprimé en lui disant “nous devons nous battre” pour nous libérer de l’oppression et de l’exploitation ; et quand elle proclame que la “démocratie et l’Etat de droit ne sont pas des cadeaux qu’on reçoit d’un bienfaiteur magnanime sur un plateau doré”.

Comment le peuple opprimé doit-il se battre ? Sur la base de quels principes ? Chacun de son coté, ou collectivement ? Dans le cadre de quels types d’organisation ?… Pour la CDPA-BT, ce sont là certaines des questions de fond auxquelles l’opposition devrait rechercher des solutions à la veille de ces élections de 2020. Car la lutte d’opposition devra se poursuivre au lendemain du scrutin.

3- Ne pas affaiblir davantage la lutte d’opposition

Mgr Kpodzro a commis l’erreur d’aller jusqu’à vouloir désigner un candidat pour l’opposition, et de l’avoir fait. Il faut le dire et en débattre en toute sérénité. Cette erreur laisse penser que le prélat n’a peut-être pas pu suivre l’évolution de la lutte d’opposition depuis la fin de la Conférence nationale ; qu’il méconnaît, par conséquent, les milieux politiques de l’opposition ; et qu’il se méprend probablement sur les motivations réelles des leaders qui ont si longtemps occupé les devants de la scène politique.

Par exemple Mgr Kpodzro ignore probablement qu’un des principes de base des relations entre ces partis du courant majoritaire de l’opposition est la concurrence entre partis d’opposition pour le pouvoir, ou une parcelle du pouvoir pendant que le régime d’oppression est encore là avec tous ses funestes attributs. Peut-être peut-on excuser l’évêque pour sa méconnaissance de ces réalités politiques qui commandent les rapports entre les partis du courant majoritaire de l’opposition. On est, par contre, en droit d’être plus sévère avec ceux qui entourent le prélat, en particulier les leaders des partis d’opposition figurant dans le groupe. Il est du devoir de ces chefs de parti de lui tracer la ligne rouge qu’il n’a pas le droit de franchir en tant que personnalité extérieure à leurs formations politiques respectives.

Ces leaders de partis politiques devraient pouvoir trouver les moyens appropriés pour faire comprendre au Prélat qu’il y a des choses qu’on peut faire dans un parti politique, et des choses qu’on ne peut pas se permettre d’y faire, ne serait-ce que pour le respect dû par un responsable de parti politique aux militants de l’organisation. En tant que responsables de partis politiques, ils devraient, entre autres, savoir qu’une personne non membre d’un parti n’est pas habilité à aller dire aux militants de ce parti ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire ; en l’occurrence, désigner pour eux celui pour qui ils doivent voter ou ne pas voter à ces présidentielles de 2020. A moins que…

C’est la nature du régime politique en vigueur qui produit et reproduit sans cesse la précarité et la misère dans lesquelles la grande majorité de la population togolaise continue de vivoter depuis des décennies. C’est là le fond même du problème porté sur la place publique par la population à travers l’insurrection d’octobre 1990. C’est encore aujourd’hui le problème central de l’opposition dans ce contexte politique et social confus des présidentielles du 22 février 2020.

Pour trouver les réponses requises à ce problème central, il ne s’agit pas qu’un prélat aille chercher n’importe qui et n’importe où pour en faire un rédempteur ou un messie, en invoquant la foi chrétienne, puis l’imposer à la masse des opposants sous prétexte qu’il faut un candidat pour “arracher l’alternance en 2020”. La désignation d’Agbeyome Kodjo comme candidat unique présumé de l’opposition pour ces présidentielles de 2020 ne réglera pas le problème politique togolais.

La lutte d’opposition peine déjà depuis des années à atteindre ses objectifs en raison de l’absence d’une politique d’opposition cohérente, et d’une organisation politique capable de la porter. Il ne faut pas en rajouter. Il faut se garder de faire quoi que ce soit, qui affaiblisse davantage l’opposition.

4- Le vrai problème de la désignation

Dans cette entreprise hasardeuse du Prélat et de ses amis, le problème fondamental pour l’avenir de la lutte d’opposition n’est pas le nom du prétendu “candidat unique consensuel” ainsi désigné. Le problème véritable réside dans la procédure qui a conduit à la désignation : un Prélat qui ne fait partie d’aucun parti politique d’opposition, qui s’entoure d’un conseil constitué surtout d’anciens ministres du régime politique abhorré par le peuple ; qui désigne sur la base d’une foi religieuse un “candidat unique” pour des partis d’opposition ; qui présente, en plus, ce candidat comme un “candidat de consensus” ; et qui, toujours au nom de la foi, appelle la population à aller voter massivement pour ce candidat.

C’est là un fait singulier dans les modalités de la lutte d’opposition portée sur la place publique par le peuple depuis octobre 1990. Il mérite une attention sérieuse. Car, il peut avoir des répercussions politiques néfastes pour la suite du combat pour la démocratie dans le pays. Et il peut constituer ainsi un précédent dangereux. C’est pourquoi un parti d’opposition démocratique ne peut pas accepter la méthode.

Le 23 février 2020 ne sera pas la fin de la lutte d’opposition. Le problème politique togolais ne sera pas résolu à travers ces élections du 22 février. La période postélectorale ne présage rien de bon, surtout dans les sinistres prévisions de l’application des dispositions de la révision constitutionnelle du 8 mai 2019. Tout laisse voir au contraire que l’opposition se verra confrontée plus que jamais à de grandes difficultés après les élections, tant au point de vue politique, qu’au point de vue des conditions d’existence de l’immense majorité de la population.

C’est, au demeurant, pour ces raisons que la question de l’unicité ou de la pluralité des candidatures n’est pas aujourd’hui la question centrale de l’opposition au regard de ces présidentielles de 2020. La question primordiale se décompose en trois sous-questions essentielles :

1- Les conditions d’organisation des présidentielles de 2020 sont-elles de nature à rendre le scrutin transparent, régulier et équitable ?

2- L’opposition qui aspire au changement démocratique, est-elle obligée d’aller à ces élections organisées une fois de plus par le régime autocratique pour se maintenir au pouvoir contre la volonté populaire ?

3- “A défaut de ce qu’on veut, on se contente de ce qu’on a” entend-on souvent à cette veille des présidentielles de 2020. Que vaut cette posture dans la lutte contre le régime autocratique ?

La CDPA-BT estime toujours qu’il est impérieux de repenser sérieusement la lutte d’opposition conduite jusqu’à présent. Car, le chemin vers le changement démocratique est encore long. Il importe d’amener la masse des opposants à se mettre en mesure de mieux s’organiser pour jouer avec plus d’efficacité, le rôle historique qui est le sien dans la poursuite de la lutte contre le régime despotique après le 22 février 2020.

Comme le Bureau exécutif national de la CDPA-BT l’a toujours dit, la force de l’opposition réside dans la force organisée de la masse des opposants. En conséquence, il appelle les membres de l’organisation et l’ensemble des opposants au régime à boycotter ces pseudos élections et à contribuer plus activement aux efforts visant l’émergence de cette force organisée, pour faire avancer la lutte d’opposition après le scrutin du 22 février 2020.

Lomé, le 3 février 2020

Pour la CDPA-BT
Son Premier Secrétaire

E. GU-KONU